LES CRISES DE L'UNANIMISME
Les différents articles rassemblés ici
indiquent assez clairement les grandes constantes de la vie politique congolaise
depuis l'indépendan-ce. L'objectif principal de cette rétrospective
étant de tirer des leçons du passé afin de donner
le maximum de chan-ce à l’avenir à travers le Débat
National, force est d'aller au-delà des faits et d'essayer de saisir
les causes de cette histoire tourmentée et de ces crises permanentes.
On est frappé par la récurrence des crises et des rencontres
censées les résorber. Répondant à une crise,
chaque rencontre débouche elle-même sur une autre crise, si
elle n'en provoque pas. Ainsi les table-rondes de Bruxelles de janvier
1960 débouchent, moins d'un an plus tard, à une crise institutionnelle
grave : mutuelle révocation de Kasa-Vubu et Lumumba, collège
des Commissaires Généraux, assassinat du premier Premier
ministre du jeune Etat congolais. Ces troubles sont à la base
des tentatives de réconciliation culminant dans le conclave de Lovanium
précédé lui-même de trois rencontres : Léopoldville,
Tananarive et Coquilhathville.
De Lovanium sortira un gouvernement d'union nationale " qui ne dura
que l'espace d'un matin" avant d'ouvrir la voie à d'autres signes
de crise : arrestation et relégation de Gizenga, chasse aux nationalistes,
etc . La Commission constitutionnelle de Luluabourg en juillet 1964
se voulait le creuset d'un ordre constitutionnel stable, susceptible de
doter le pays d'institutions fortes et de textes permanents. Mais
après Luluabourg l'instabilité reprend de plus belle et le
Général Mobutu prend le pouvoir par la force le 24 Novembre
1965.
Et que dire de la CNS? Réponse à la crise aiguë
qui sévissait déjà avant le 24 Avril 1990, elle suscita
un immense espoir avant de voir ses acquis égratignés et
son ordre institutionnel mis à rude épreuve et finalement
édulcoré par les concertations du Palais du Peuple.
Il s'avère que chaque réponse à la crise est, elle-même,
porteuse de crise, que ce qui a l'air d'un remède est en fait un
palliatif sans lendemain.
L'inefficacité des réponses apportées aux différentes
crises politiques congolaises est donc indiscutable.
Il y a dès lors lieu de s'interroger sur le mal véritable
qui ronge la vie politique nationale, au lieu de s'accrocher à des
chimères qui n'ont même pas le mérite de masquer la
crise .
LES PIEGES DE L’UNANIMISME
Depuis l'indépendance le microcosme politique congolais semble
avoir usé, abusé et épuisé tout le vocabulaire
français relatif au dialogue politique. Tous les termes ont
en effet été utilisés : collaboration, concertation,
harmonisation, table-ronde, conclave, cohabitation, union nationale, partage
équitable et équilibré, consensus, accord, compromis,
non conflictuel, etc...Mais malgré les multiples tractations et
résolutions, jamais l’harmonie n’a été trouvée.
Il faut remarquer que ces multiples efforts menés pendant près
de quarante ans ont eu lieu dans une société qui se targue
d’avoir comme valeur cardinale la solidarité. Le paradoxe
est évident. Il est en effet énigmatique qu’une société
de solidarité s’avère incapable, en se mettant autour d’une
table, ou sous l’arbre à Palabre, de résoudre ses problèmes
et de jeter les bases d’un fonctionnement politique normal ! La solidarité
serait–elle une coquille vide dans la quelle se nichent les passions les
plus communes de l’huma-nité: égoïsme, goût du
pouvoir, soif de privilèges, etc.. ? Nous y reviendrons.
Une autre question se pose : et si la classe politique congolaise faisait
fausse route en recherchant la collaboration et l’harmonie à tout
prix ? Si l’essence de la démocratie réside dans le
pluralisme et l’alternance, celle du politique gît bien dans
le conflit, non pas au sens de la violence mais de différence à
assumer, de débat à alimenter, de confrontation d’idées.
C’est bien ce que défend à juste titre Michel SCHOOYANS :
« Il n’est dès lors pas étonnant qu’un des traits essentiels
et constitutifs du politique soit l’affronte-ment des subjectivités.
La démocratie appelle même cette tension. Notre conception
de la démocratie réserve en effet une place royale à
la notion de conflit. « Conflit » ne connote pas nécessairement
« force », « violence », ni même «
réduction » ; il implique l’accueil de la différence
». (Philosophie politique, pp 39,40)
Nous voilà donc bien loin de l’unanimisme africain idylliquement
symbolisé par l’arbre à palabre autour duquel les crises
se résorbent par la juxtaposition des points de vue plutôt
que par le triomphe d’une option.
Les rencontres dix fois organisées et dix fois ratées
commandent une lucide « coupure épistémologique »
avec le passé et ses modèles. Faire la politique aujourd’hui
au Congo doit être, comme ailleurs, défendre une idée
contre une autre, opposer un programme de gouvernement à un autre.
La relecture de notre histoire impose d’office le discrédit et
jette l’anathème sur la formule de gouvernement d’union nationale
dont l’échec est récurrent. Associée au concept
de partage équitable et équilibré du pouvoir, cette
formule tue en fait la démocratie en méconnaissant le principe
de l’alter-nance.
La rupture aujourd’hui c’est d’en finir avec la juxtaposition des hommes
pour prôner le pluralisme des idées et surtout l’alternance
des projets. Si la démocratie implique l’existence d’un pouvoir
et d’un contre–pouvoir, cette tension constitutive de la démocratie
est inexistante dans les gouvernements d’union nationale. Le Congo
doit enfin créer des mécanismes où la soif du partage
du pouvoir cède le pas à la passion de préparer son
alternative et son programme dans l’opposition afin d’en prouver la justesse
au pouvoir.
Certes, comme l’Euro-pe en donne l’exemple, plusieurs idéologies
peuvent cohabiter et constituer des coalitions gouvernementales.
Mais, il s’agit précisément, non pas d’individus à
l’affût du partage du pouvoir mais de sensibilités et d’idéologies
qui s’articulent autour d’un programme de gouvernement. Or,
dans l’histoire de la République Démocratique du Congo, jamais
un gouvernement d’union nationale ne s’est formé sur base d’un programme
commun. En l’absence d’un programme l’union devient une fin en soi,
c’est–à–dire sans but, si ce n’est celui du pouvoir pour le pouvoir.
Ainsi l’union nationale pervertit non seulement la démocratie mais
aussi la politique elle - même, coupée de l’intérêt
collectif à atteindre et se réalisant sans critères
liés au bien–être populaire.
LES OBJECTIFS DE L’ENGAGEMENT POLITIQUE
Un autre enseignement à tirer de l’histoire politique de la République
Démocratique du Congo concerne l’engagement politique. Au
vu des crises sans nombre et sans fin qui continuent à ponctuer
cette histoire, on est en droit de se demander ce qui fait courir les hommes
politiques congolais depuis l’indépendance. Plusieurs constats doivent
être faits. D’abord les individus occupent le devant de la
scène, sans se référer, comme ailleurs, à une
quelconque idéologie. Les conflits de personnes, parfois de même
origine ethnique ou provinciale, prime le débat d’idées et
la défense des programmes.
Par ailleurs, les préoccupations liées au quotidien des
populations et à la grandeur du pays semblent avoir un poids insignifiant
dans les tractations et combats politiques. Tout se passe comme si
le microcosme politique était l’objet de ses propres préoccupations
de pouvoir, au détriment des préoccupations populaires en
termes de bien - être et de souveraineté. Au plus fort de
la crise consécutive au Conclave du Palais du Peuple, un des ténors
de la transition mobutiste ne s’est–il pas écrié : «
Les leaders politiques sont dans l’attentisme. Ils semblent être
à bout d’inspiration et de stratégies politiques. Tout
porte même à croire qu’un grand nombre d’acteurs politiques
souhaitent voir perdurer cette situation confuse, …d’aucuns, parce qu’ils
en tirent profit pour acquérir une fortune malhonnête, puisqu’un
fonctionnement régulier des institutions et une gestion rigoureuse
des finances publiques ne leur en laisseraient guère la latitude
;… d’autres, parce qu’ils ont peur d’affronter la gestion de l’Etat, préférant
à celle–ci une situation conflictuelle susceptible de leur ménager
toutes les chances aux échéances électorales ».
Il y a lieu, dès lors, de se poser quelques questions. L’engagement
politique a-t-il d’autre objectif que celui de conquérir le pouvoir
et d’en tirer profit ? Dans une société de solidarité,
comment expliquer cette quête individuelle effrénée
au pouvoir et cette sorte d’indifférence au bien–être de ses
« frères » ? La poursuite d’un but extérieur
à soi et à long terme fait–il partie de l’univers mental
des hommes politiques congolais ? La projection de ce but dans le temps,
sa réalisation progressive et l’évaluation de cette réalisation
sont–elles intégrées dans les pratiques politiques ?.
Quoiqu’il en soit, la conscience des enjeux collectifs touchant à
l’Etat et à la nation semble bien faible comparativement à
la conscience des enjeux particuliers, aussi bien ceux de l’individu que
de son ethnie. Tout porte à croire que l’Etat et la nation
demeurent des entités abstraites auxquelles les hommes politiques
ne s’identifient pas et dont les intérêts leur sont quelque
peu étrangers. L’histoire politique congolaise fourmille d’exem-ples
de ministres et autres responsables accaparant les biens de l’Etat, ou
s’entou-rant de leurs « frères » d’ethnie, même
sans compétence.
L’état et le fonctionnement des partis politiques congolais reflètent
bien ce trait de la vie politique : faible organisation, absence de ligne
idéologique et de programme de gouvernement, inexistence de l’encadrement
des adhérents. Le « vagabon-dage politique »,
phénomène caractéristique dans les pratiques congolaises
illustrent certes l’inconstance des hom-mes politiques, mais plus encore
le fossé avec la politique dans son sens véritable d’engagement
au nom d’un idéal pour le bien de la cité.
A la veille du Débat National dont le peuple congolais attend
un nouveau départ dans le domaine politique, à l’aube
d’un millénaire nouveau, l’on doit s’interroger sur l’engagement
politique, ses objectifs et ses motivations, interpeller la classe
politique sur sa représentation de la grandeur du pays et du bien
– être du peuple. En entrant dans le vingt–unième siècle,
on doit être assuré que le « nombri-lisme », cette
attitude qui consiste à ne penser qu’à soi, n’est pas l’attitude
essentielle de l’homme politique congolais. Il faut s’interroger
aujourd’hui sans complaisance, avec lucidité et courage. Face
à l’apartheid colonial, la première revendication des évolués
n’a pas été l’émancipation collective mais l’amélioration
de leurs propres conditions d’évolués. En 1944 un groupe
d’évolués réclament : « Sinon un statut spécial,
du moins une protection particulière du gouvernement, qui les mette
à l’abri de certaines mesures ou de certains traitements qui peuvent
s’appliquer à une masse ignorante ou arriérée ».
Et à l’approche de l’indépendance la préoccupation
de la future classe dirigeante n’était pas le changement pour tous
et la grandeur du pays mais ce souci exprimé dans la Voix du Congolais
: « Quelle sera notre place dans le Congo de demain » ?
Le divorce entre le peuple et sa classe politique plonge donc ses racines
loin dans l’histoire. Ici encore une rupture s’impose afin que les
enjeux de caste inculqués par l’apartheid colonial cèdent
le pas à des enjeux liés avant tout à l’intérêt
collectif. Si l’homme politique ne traduit pas les souffrances et
préoccupations de son peuple, s’il n’incarne pas les aspirations
et les espoirs de ce dernier, alors son engagement est sans objet, comme
le déplore un ténor de la transition mobutiste, et l’homme
politique n’est pas autre chose qu’un imposteur.
L’ETHIQUE EN POLITIQUE
Enfin à ces considérations sont liées d’autres,
portant sur les rapports entre l’éthique et la politique.
La Conférence Nationale souveraine a réussi à donner
un éclat particulier au caractère criminel de la IIème
République dont Mobutu lui–même reconnaissait volon-tiers
les dérives et les excès. Et ce régime crapuleux,
appelé autrefois « la Républi-que des professeurs »,
a offert au peuple congolais et au monde le spectacle de la rationalité
associée à la rapine, de l’intelligence mise au service de
la « voyou-cratie ».
A vrai dire, le mal plonge ses racines beaucoup plus loin dans l’histoire,
lorsque le terme politicien en est venu à signifier, dans
l’ima-ginaire populaire et les langues locales, magouilleur, voleur et
opportuniste. La détention du pouvoir a pris le contre-pied
de la devise mobutiste : servir et non se servir. L’accès
au pouvoir comme source d’enrichis-sement a atteint un paroxysme caricatural,
entraînant l’en-semble de la société dans le vol, le
mensonge et l ‘abus de confiance. En pillant tout et en détruisant
le tissu commercial et industriel du pays, les hommes de troupes et le
petit peuple n’ont–ils pas simplement suivi l’exemple des gouvernants de
la IIième République ? Les pillards des années
90 ont fait en quelques jours ce que les dirigeants ont accompli pendant
des années. Et dès lors ressort le caractère
dérisoire des revendications sur le respect des droits de l’homme,
dans une société où le droit est toujours mon droit,
jamais celui d’autrui, client , locataire, piéton sur la route ou
automobiliste
Dans la politique nationale ce non respect de l’autre va de pair avec
le mépris des textes signés ou des engagements pris.
Les nombreuses concertations analysées ici se sont toujours accompagnées
de textes et d’engagements signés par les protagonistes. Et
presque toujours les textes furent foulés aux pieds et les engagements
ignorés. Faut–il voir là une faiblesse imputable à
la prégnance de l’oralité dans notre comportement quotidien
ou, par contre les effets du mépris de la parole donnée ?
Plus d’une fois dans notre histoire ont été dénoncés
le manque de respect de la parole donnée, la mauvaise foi et l’opportunisme
très répandus dans la classe politique. On ne peut
dès lors pas s’étonner que de dialogue en concertation et
de concertations en consensus, aucune crise ne soit résorbée.
Sans doute notre société n’a pas le monopole de ces dérives.
Cependant, longtemps elle a été le prototype de la criminalité
politique associée à l’impunité. Or l’impunité
illustre la négation des règles, elle est l’antithèse
de la loi. Ici encore la rupture s’impose. Le Débat
National devra être le feu purificateur dont le rougeoiement incandescent
transformera la vie politique congolaise en la fondant sur l’hégémonie
de l’intelligen-ce, sur des textes crédibles, des mécanismes
éprouvés ainsi que sur les valeurs humaines les plus fortes.
Le Débat National devra être le face–à–face de l’autocritique,
de la contrition et de la renaissance collective.
Didier MUMENGI
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